Ukraine/Russie : Poutine est-il un as de la « double contrainte » ?
Le Maître Zen pose un bâton sur la tête de son disciple agenouillé devant lui et dit : « Si tu dis que ce bâton existe, je te taperais avec ; si tu dis que ce bâton n’existe pas, je te taperais avec ; et si tu ne dis rien, je te taperais avec ».
Cette histoire illustre parfaitement le mécanisme de « la double contrainte » découvert et formalisé par Gregory Bateson et Paul Watzlawick, figures principales de l’« École de Palo Alto » en Californie. Comme nous pouvons le constater, le disciple se trouve coincé dans le piège d’une « injonction paradoxale » (deux messages contradictoires) qui le place dans un dilemme insoluble. En effet, quelque soit le choix effectué, il est perdant. Pour transformer ce mode de communication en « double contrainte » – (en anglais « double bind ») – il est nécessaire d’avoir un troisième ordre qui interdit tout commentaire sur l’absurdité de la situation en faisant remarquer la contradiction qu’elle contient ou la simple désobéissance. Face à l’impossibilité de décision, le disciple va vraisemblablement plonger dans un véritable sentiment d’impuissance.
Ce processus m’a inspiré une interrogation sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine : Vladimir Poutine ne soumet-il pas en fait les autres acteurs concernés par la gestion de la crise Ukrainienne (Etats-Unis, Union Européenne, Gouvernement de Kiev) à une véritable « double contrainte » ? Et, l’incapacité à la détecter et la gérer n’explique-t-elle pas l’impuissance manifeste de ces derniers à contenir le Président Russe ?
Comment la “double contrainte” se manifeste dans la crise Ukrainienne ?
Depuis le déclenchement des manifestations des « pro-occidentaux » et la « révolution des pavés » sur Maïdan en novembre 2013 ayant entraînées en février 2014 le départ du Président prorusse Viktor Ianoukovitch puis l’arrivée de l’opposition au pouvoir dont une composante principale est ultranationaliste, et après la sécession ou l’annexion de fait de la Crimée qui semble aujourd’hui définitivement entérinée, c’est au tour de certaines villes de l’Est de l’Ukraine, convoitées par la Russie qui cherche à étendre sa sphère influence sur ses anciens satellites, d’être le terrain des manœuvres de Poutine.
Selon un scénario désormais parfaitement huilé et bien rôdé, des villes comme Kharkiv, Louhansk, Donetsk, Dnipropetrosk, Sloviansk, le Donbass…sont rentrées dans des zones de turbulences de toute évidence suscitées ou encouragées par Moscou. Des hommes armés et cagoulés ne portant aucun signe distinctif, « ils ne peuvent donc pas être Russes », envahissent la ville visée et fomentent des troubles en poussant des insurgés bien sûr « patriotiques et pacifiques » mais qui circulent en armes, à prendre le contrôle de bâtiments administratifs et publics. Bien évidemment, cette déstabilisation est complètement « spontanée » et n’est en aucune manière téléguidée par les officiers de renseignements russes car « pas vu, pas pris ». « Toutes nos armes nous ont été “offertes” par les forces ukrainiennes, nous les en remercions et espérons qu’ils continueront à nous approvisionner » affirme le colonel Strelkov qui se présente, selon le Figaro, comme le chef militaire du mouvement qui défie dans le Donbass le pouvoir Ukrainien.
Il s’en suit des cortèges de manifestants prorusses scandant leur hostilité à Kiev organisés par des groupes d’auto-défense qui placent aux premiers rangs des « femmes patriotes ». Du coup, le Gouvernement Ukrainien, qui accuse les insurgés de terrorisme, envoie ses troupes pour restaurer la légalité et l’ordre. Mais voilà, tel le disciple de notre histoire, ce dernier se trouve confronté au choix impossible suivant : s’il tire sur les manifestants, il est accusé de massacrer des civils et s’il ne le fait pas il est accusé d’incapacité de maintien de l’ordre et de protéger les populations russophone de ces régions. Du coup, les fauteurs de troubles et du désordre et quelques représentants locaux se posent en « victimes » et accusent le Gouvernement Ukrainien d’en être à l’origine. Ils vont, dès lors, « spontanément » lancer des appels à la protection de « la mère patrie » Russe. Évidemment, Poutine est « contraint » par solidarité de répondre favorablement à cette demande car une guerre civile « qu’il n’a pas fomentée » fait basculer l’Ukraine Orientale dans le chaos. Il ne peut « par devoir » que s’empresser d’envoyer des forces « de maintien de la paix » – comme il l’a fait, on s’en rappelle en Abkhasie et en Ossetie du Sud en 2008 – afin de « protéger ses frères russes ».
Comme nous le constatons, cette manœuvre implacable et redoutable est dépourvue de toute « mauvaise foi » n’étant accompagnée, ni de mensonges délibérés, ni de propagande, ni de double langage, ni d’intimidations, ni de manipulations ou du maquillage d’aucune sorte de l’information et des faits. Voici donc à l’œuvre le troisième élément transformant « l’injonction paradoxale » en « double contrainte » : la négation du message contradictoire par l’interdiction faite à la victime de le démasquer et la rendant même responsable du conflit.
Du coup, face au rapport de force militaire totalement déséquilibré entre la Russie et l’Ukraine, l’Occident se trouve complètement impuissant et divisé, n’ayant aucun intérêt à envisager l’option militaire. Il est acculé à rechercher et débattre des sanctions (financières, politiques et autres) opportunes (qui ne se retourneront pas contre lui) qu’il est en mesure de prendre contre la Russie mais dont l’efficacité reste à démontrer.
Comment résoudre et se libérer de la « double contrainte » ?
La « double contrainte » existe dans les relations parents/enfants, professionnelles et même en situation de négociation. Il en est ainsi quand une mère dit à son enfant : « Reste près moi » pour, quelques minutes plus tard, l’engueuler avec : « Mais arrête d’être tout le temps dans mes pattes ». « Il est interdit d’interdire » , « Sois spontané » ou l’inscription sur une affiche : « Ne lisez pas cette affiche » en constituent aussi de bonnes illustrations. De même en négociation, quand l’une des parties, après avoir formulé une proposition inacceptable, conclut par : « C’est à prendre ou à laisser ». Étant par définition insoluble de façon logique, la « double contrainte » doit être contournée pour pouvoir la résoudre, la dépasser et s’en sortir. Plusieurs stratégies sont possibles qui nécessitent de développer certaines capacités.
1- Une des plus efficaces est la « méta-communication » : Il s’agit de communiquer sur la communication c’est-à-dire parler de la forme du message (la double contrainte à laquelle nous sommes assujetti) et non du fond. Pour cela :
- La démasquer. Ceci suppose, dans une première étape, d’avoir réussi à détecter la « double contrainte » et à identifier les messages contradictoires contenus dans l’injonction. Compte tenu des deux ordres contradictoires contenus dans l’injonction ou la question, aucune réponse n’est bonne. Démasquer le piège signifie mettre sur la table l’impossibilité d’y répondre : « Si je choisis telle alternative, elle me sera reprochée et en optant pour l’autre, il en sera de même ».
- Modifier ensuite les règles du jeu imposées. Le négociateur peut, par exemple, dire à son client : « Je suis mal à l’aise par rapport au choix que vous me demandez de faire. Si je dis « c’est à prendre », j’en suis de ma rentabilité ; si, par contre, je dis « c’est à laisser », je vous perds comme client. Comment pouvons-nous ensemble sortir de ce dilemme ? ». Ainsi, au lieu de se soumettre à son diktat ou de l’accuser de nous faire chanter, nous exposons de manière explicite la double contrainte en parlant de son ressenti et nous invitons le vis-à-vis à s’associer à nous pour trouver une solution. En proposant une autre règle de jeu, nous le modifions et ouvrons la voie au dépassement de la demande inacceptable.
- Adopter un comportement différent. Oser l’humour ou la créativité, être créatif plutôt que réactif. Dans une autre histoire connue sur « la double contrainte », la mère qui offre à son fils pour son anniversaire deux cravates, l’une est bleue et l’autre est rouge. Celui-ci rentre dans sa chambre et revient portant la cravate bleue. « Ah ! donc tu n’aimes pas la rouge » dit la mère. Il rentre à nouveau dans sa chambre, enlève la cravate bleue et la remplace par la rouge. En le voyant, celle-ci dit avec un regard de réprobation : « Alors, tu n’aimes pas la bleue ». Le fils, croyant plaire à sa mère finit par mettre les deux cravates. Celle-ci s’écrit alors : « Toi, tu vas me rendre folle ». Dans ce cas, au lieu d’être pris en tenailles entre deux positions contradictoires, oser l’humour, consisteras alors à lui répondre : « Mais maman au contraire je te remercie, tu viens de m’apprendre à être original car je vais désormais porter deux cravates ». Peut être prendra-t-elle alors conscience de l’absurdité de la situation et en rira avec son fils.
2- Une autre approche consiste à sortir du cadre : se saisir du bâton
Sortir du cadre imposé et ne pas se sentir coincé, implique pour le disciple de se lever et d’arracher le bâton de la main de son Maître. Ainsi, il change littéralement la situation et la relation et échappe à l’enfermement provoqué par la troisième injonction négative : « Si tu ne dis rien, je te frapperais avec ». En s’autorisant un autre choix, le disciple modifie la perspective dans laquelle le Maître a cherché à le placer et réussi à s’extirper d’une situation insupportable. Il a diminué le pouvoir détenu par son Maître et a acquis une plus grande indépendance à son égard.
Le monde est-il rentré dans un jeu à « somme nulle » ou « négative » ?
À l’heure où rien ne semble pouvoir arrêter le Président Russe dans l’atteinte de son objectif, que peuvent faire les Occidentaux pour assurer la sauvegarde de l’unité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine et préserver la paix aux portes de l’Europe ? Dans ce conflit opposant les frères Ukrainiens et Russes, et face au dessein tracé par Poutine pour la Russie consistant à reconquérir sa puissance, étendre sa zone d’influence et la faire reconnaître, et surtout, dans un souci de sécurité, garder son emprise sur les pays qui lui sont limitrophes en leur coupant toute possibilité d’adhésion à l’Otan ou d’arrimage à l’Union Européenne au détriment de l’Union Eurasienne qu’il veut construire, les occidentaux ne feraient-ils pas mieux de se poser en solutionneurs créatifs de problèmes associant toutes les parties et chercher tous les moyens permettant de prendre en compte les intérêts Russes, Ukrainiens et les leurs ? Sauront-ils capables encore de se saisir du bâton et de modifier les règles de jeu que leur impose ce redoutable interlocuteur qu’est Poutine ? À défaut, les violences vont aller crescendo et l’escalade au bout. Après la fin de la guerre froide, le monde est-il en train de rentrer dans un jeu à “somme nulle et même négative” ?
Super important, cette double contrainte.
Je pense qu’il ne faut jamais oublier que les Russes sont des joueurs d’échec redoutable &
Poutine en est maitre. One step ahead? No, ten miles ahead, every time.
Merci pour la nouvelle ! Je souhaite une bonne continuation à ton blog
Eh eh, oui la double contrainte est bien un des ‘jeu les plus pervers qui soient’.
Je ne suis pas sûr que l’exemple suivant relève exactement d’une situation de double contrainte, mais j’espère qu’il peut donner une piste de solution.
Il y a quelques années, lors de la finalisation d’un projet de mise sur le marché d’un nouveau produit, un problème inexpliqué nous a contraint à suspendre le processus de lancement de la production pendant près de deux mois.
Bien sûr cet incident a créé des soucis à nombres de collègues et a attiré l’attention du management.
Par email, puis lors d’une conférence téléphonique impliquant le management au niveau vice-president, nous avons subi les attaques d’un collègue en charge de la qualité sur la ligne de production.
Nous étions dans la situation où accepter les attaques et critiques nous aurait amené à nous lancer dans des travaux inutiles et contre-productifs alors que l’urgence était d’identifier la cause des problèmes sur le produit; rejeter ces critiques n’était pas plus envisageable car nous aurions été perçu par le management comme évitant notre responsabilité et négligeant une piste de résolution…
J’ai alors ‘saisi le bâton’ 😉
Tout d’abord en reconnaissant que le problème était sérieux et méritait tout nos efforts, puis en m’étonnant de la démarche et de l’attitude de notre ‘contradicteur’ et lui demandant qu’elle intention traduisait sa démarche?
Il n’avait à son tour guère le choix et dû expliciter sa volonté de voir le problème résolu au plus tôt (il ne s’en prenait plus alors à nous, mais mettait en avant l’acuité du problème et ses conséquence; ce sur quoi nous étions tous d’accord);
il fut alors aisé de lui demander son aide à résoudre ce problème et l’encourager à partager toute idée pouvant lui venir à l’esprit…. ouvrant la porte à une collaboration, plutôt qu’à une opposition et un dénigrement.
Notre contradicteur à défaut de nous apporter de l’aide ou des pistes de résolution, sembla rassuré sur un soucis légitime par notre confiance et l’affirmation de notre détermination et cessa d’interférer.
D’une façon plus générale, il me semble intéressant de mettre le(s) problème(s) sur la table et, comme l’évoque Michel, de reconnaître les intérêts des autres participants; ensuite il est important de ne pas ‘lâcher le morceau’ et d’avancer dans une démarche de collaboration et de résolution.
Je ne suis pas familier de la diplomatie internationale; peut-être peut on trouver une organisation propice à l’expression des intérêts, craintes et volontés de chacune des parties: après-tout ne pourrions nous pas entendre les intérêts Russes indépendamment du fait que l’on soit d’accord ou pas de s’y conformer en tout ou partie…